Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un " personnage " : on est professeur a la Sorbonne, vice-président du Conseil d'État, fils d'Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la maniere de se vetir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative a un tel contexte: le sens de quelque chose tient dans sa relation a autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens a lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas " vu ". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mene au-dela. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'etre en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation; elle est ce qui par excellence absorbe l'etre. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste a dire: " Tu ne tueras point ". Le meurtre, il est vrai, est un fait banal: on peut tuer autrui ; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, meme si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli - malignité du mal. Elle apparaît aussi dans les Écritures, auxquelles l'humanité de l'homme est exposée autant qu'elle est engagée dans le monde. Mais a vrai dire l'apparition, dans l'etre, de ces " étrangetés éthiques "- humanite de l'homme - est une rupture de l'etre. Elle est signifiante, meme si l'etre se renoue et se reprend.

(Emmanuel Lévinas; from Éthique et Infini: Dialogues avec Philippe Nemo, 1982)

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